Ultra-book de clementborreTextes : Yann Ricordel




BORRE clément
plasticien, home and works in THIONVILLE 

 


06 64 19 42 80

Peinture customisée très alléchante


 

 

Abstraite, concrète, virtuelle. La peinture de Clément Borre

 

 

 

    « La question n’a jamais été de savoir quoi peindre, mais comment peindre. Le comment de la peinture a toujours été l’image — le produit final[1]. » Comme l’exprime ici Robert Ryman, il semble que la préoccupation première du peintre soit celle d’un comment plutôt que d’un quoi. La peinture moderne a bien sûr avancé dans le temps par le dépassement de problèmes esthétiques successifs, mais ces problèmes théoriques ont toujours confronté le peintre, à l’échelle de la toile encore vierge, à la résolution de problèmes pratiques et plastiques très concrets. Le paradoxe de la peinture figurative est qu’elle accumule les artifices pour parvenir à la vraisemblance.  Clément Borre au contraire laisse ostensiblement paraître le temps du processus par des complexes de vitesses (la stase de l’aplat, la dynamique du geste), des cohabitations de temps (les temps du faire), une stratification de durées. Au final, ce processus se sédimente en un objet unitaire bien concret, mais également une image, jouant de l’ambiguïté entre la présence de « tableaux objets » aux tranches épaisses et la fiction d’une surface. Refusant la storia albertienne, l’artiste affirme une filiation moderniste : « si le modernisme est cette coupure avec l'histoire au profit de la forme alors je le prolonge. » Et en effet par le matiérisme, à savoir un mode dans lequel la matière peinture se dit elle-même — par d’épaisses coulures, des craquelures, la superposition de couche qui ne se recouvrent pas complètement les unes les autres, l’adjonction de matériaux exogènes comme des billes de polystyrène —, le fait de la peinture est, chez Clément Borre, à lui même son propre sujet. Est-ce à dire que les tableaux de Clément Borre ne racontent rien ? Rien n’est moins sûr : il déclare par ailleurs : « j'ai tenté de donner [à ma peinture] un sens externe par un travail chromatique qui simulerait des effets de peau, de fruits ou de toutes sortes de surfaces organiques plus ou moins toxiques par des couleurs fluorescentes, moirées ou métallisées. En effet, j'ai pu sentir une fatigue à force de répétition du même processus fait de gestes identiques […], une peur de tourner à vide qui m'a forcé à raconter des choses uniquement par la couleur et la texture.» De cette façon, Clément Borre rejoint la pensée de Donald Judd pour qui « à l’exception d’un champ complètement et uniformément recouvert de couleur ou de marques, tout élément mis en espace à l’intérieur d’un rectangle et sur un plan suggère une



[1] Statement de Robert Ryman, in Art in Process IV, cat. expo., New York, Finch College Museum, Contemporary Study Wing, 1969, n.p. ; cité in Anne Rorimer, New Art in the 60s and 70s. Redifining Reality, Londres, Thames & Hudson, 2001, p. 42. 

 

chose sur ou à l’intérieur d’autre chose, une chose dans son environnement, et cela rappelle un objet ou une figure dans un espace qui lui est propre, qui lui-même renvoie à un exemple existant dans un monde similaire. C’est là le but essentiel de la peinture[1]. » Les taches, macules qui flottent en surface des tableaux de Clément Borre sont donc des « êtres de peinture » environnées par un espace proprement pictural, mais qui toutefois mettent en place le degré zéro de la narration : quelque chose, ou quelqu’un, quelque part. Ainsi l’exprime l’artiste : « j'ai l'impression que cela parle d'une région humide, d'une abondance voir d'une surabondance de richesses naturelle, d'une lumière enrobante, joyeuse et capricieuse. C'est devenu maintenant assez clair qu'il s'agit de donner corps à un territoire, à la fois réel et imaginaire. [je souligne] » En 2011, Clément Borre avancera d’un pas en introduisant dans sa série ( ?) un élément que l’on pourrait a priori croire figuratif. Là où Jasper Johns, dans la série des Flags, peint de manière figurative un motif en lui-même abstrait, déjouant ainsi les impératifs de catégorisation — les Flags sont à la fois abstraits et figuratifs —, les murs de briques qui servent de fond aux jeux vidéos 8-bit de l’adolescence  de l’artiste, qu’il imite en trompe l’œil, sont en eux-mêmes abstraits et, au-delà, virtuels. Cette virtualité pourrait-être le point de rencontre du figuratif et de l’abstrait. Comme l’a suggéré Lawrence Alloway à propos des Circles de Kenneth Noland, la plus abstraite des peintures n’est jamais dénuée d’association d’idées qui la tire dans le réel — il n’y a pas d’Urbild, d’image première, la peinture abstraite vient prendre place dans la constellation d’images de nos imaginaires : « les cercles de Noland, quelles qu’aient été ses intentions, n’ont jamais effacé notre savoir, intériorisé et naturel, de systèmes circulaires de différents types. Les cercles ont une iconographie ; les images deviennent des motifs chargés d’histoires. La présence d’images iconographiques implicites ou spontanées est une base de l’art abstrait, plutôt que la pureté de l’autonomie picturale qui lui est si souvent associée[2]. » Ou encore, comme l’écrit Ernst Gombrich : « même l’art abstrait doit certaines de ses possibilités les plus intéressantes à la fascination d’ambiguïtés non résolues […]. En nous mettant en présence de ces codes brouillés, les artistes provoquent le choc qui nous fait comprendre combien plus il y a dans les tableaux que ce qui s’offre à l’œil[3]. »



[1] Donald Judd, « De quelques objets spécifiques », in Écrits 1963-1990, Paris, Daniel Lelong Éditeur, pp. 12-13.

[2] Lawrence Alloway, « Systemic Painting », texte introductif du catalogue de son exposition Systemic Painting au Guggenheim Museum en 1966, New York, The Solomon R. Guggenheim Foundation, 1966 ; repris dans Gregory Battcock, éd., Minimal Art. A Critical antology, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1995, p. 60. Ma traduction.

[3] Ernst Gombrich, Meditations on a Hobby Horse, and Other Essays on the Theory of Art, Londres, New York, Phaidon Press, 1963, p. 159. Ma traduction.